'Quand l'Esprit Les Poussait': les 'Danseurs de Dieu' des Ituri
(première partie)
Par Joann Fletcher
En 1904, lors de sa première visite dans l'État Libre du Congo, James Harrison l'a décrit comme un "énorme pays, s'étendant du Nil à la côte ouest [de l'Afrique]" [1]. S'il s'y est rendu à la recherche de gros gibier, son attention s'est rapidement portée sur le peuple bambuti (Mbuti) du Congo, un peuple dont il parle dans son livre "Life among the Pygmies of the Ituri Forest" (La vie chez les Pygmées de la forêt d'Ituri).
Plus de la moitié des images du livre dépeignaient les spectacles de danse 'splendides' des Bambuti, car après la chasse, "la principale occupation des pygmées est la danse... intimement liée à la chasse" [2]. Harrison décrit les danseurs "se déplaçant de long en large, se tordant et tournant comme un serpent" tandis que "chaque mouvement est exécuté dans le temps le plus parfait" [3] accompagné par des tambours. Il fait également référence à leurs "refrains", qui ont depuis été classés comme des arrangements vocaux à plusieurs voix, allant du "Chant de la Lance" et du "Chant de la Danse des Animaux" à la "Danse des Abeilles", lorsque "tout le monde se lance dans le chant de la magie" [4].
Harrison a également affirmé que "lorsqu'ils ne dansent pas, ce sont les gens les plus silencieux qui soient, qui restent assis pendant des heures autour de leurs feux en ne parlant pratiquement pas. D'après ce que nous avons pu vérifier, ces gens n'ont aucune religion, ils n'ont rien qu'ils adorent ni qu'ils révèrent de quelque manière que ce soit" [5]. Pourtant, il semble avoir acquis un "fétiche du Haut-Congo" en bois, et ses contemporains ont également fait référence aux invocations des Bambuti à une "puissance supérieure" et à un "esprit suprême" [6] incarnés par la forêt elle-même, que les Bambuti honoraient par la danse et le chant.
Pourtant, pour Harrison, ces " danses et chansons " n'étaient que des divertissements qu'il voulait apporter en Grande-Bretagne pour des fins commerciales. Quand il fut de retour sur le territoire de l'Ituri au début de 1905, il a sélectionné ses "volontaires", nommément le chef Bokane, Matuka, Mafuti, Kuarke, Amuriape et Mongongu, qui ont tous quitté leur forêt natale sur les ânes de bât de Harrison. La progression était néanmoins lente, "car nous devions les faire descendre et remonter presque tous les quarts de mile" [7] pour éviter les dangers. Harrison rapporte également que, loin de l'ombre de la forêt, "les femmes s'endormaient sans cesse" et qu'elles "ont fait plusieurs culbutes en conséquence", de sorte qu'il "devait faire très attention à les faire voyager le plus possible à l'abri du soleil, car en plein soleil elles tombent immédiatement" [8].
Le groupe parvient enfin le Nil, et l'Égypte, et il reste pendant un mois à Caire (voir l'article précédent de l'auteur, parties I et II) avant d'arriver enfin à Londres le 1er juin 1905. Quatre jours plus tard, il fera son début au théâtre de l'Hippodrome. Les revues de théâtre ont décrit que sa danse fut accompagnée de chants et d'un "tam-tam"et que la réaction du groupe aux applaudissements du public "ait été contraire à celui souhaité, car les pigmies [sic] ont immédiatement cessé de danser" [8]. Le groupe ne dansait, apparemment, que lorsque "l'esprit les poussait" [8] - littéralement.
Malgré le racisme flagrant de certains secteurs de la presse, "les soi-disant sauvages et étrangers venus de pays lointains ont une longue histoire en Grande-Bretagne " [9], depuis le visiteur polynésien Omari du XVIIIe siècle reçu par George III, jusqu'aux domestiques noirs travaillant dans les grandes maisons. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les spectacles de ménestrels et les artistes du Dahomey, de la Somalie et de la Jamaïque se produisaient à côté de leurs homologues d'Afrique du Sud, d'Australie, d'Inde, de Chine et du "Far West", le groupe de Harrison s'inscrivant dans le même continuum que les "Zoulous Amicaux de Farini" et les "Villageois Assouans" d'Égypte [9].
En peu de temps, le groupe prenait le thé avec des journalistes, apparaissait au parlement, se produisait pour des invités royaux au palais de Buckingham et dansait aux côtés de fanfares militaires au domaine de Lord Londesborough dans le Yorkshire. Il a fait une telle impression sur Osbert Sitwell, le neveu de Londesborough âgé de 12 ans, qu'il l'a immortalisé plus tard comme "une prophétie riante du vent de jazz qui allait bientôt balayer le monde", faisant écho aux affirmations d'un journaliste qui voyait dans leur "danse de guerre" "les origines du cake-walk" [10].
Les six ont même crée " les premiers enregistrements commerciaux réalisés par des Africains en Grande-Bretagne " [11], ils sont partis en tournée et se sont produits tout au long des années 1906 et 1907, séjournant dans la propriété de Harrison à Brandesburton dans le Yorkshire, où les villageois les trouvaient " des voisins étonnants mais agréables " [12]. Ils ont participé aux chansons au catéchisme local et se sont fait des amis parmi les enfants du village, avec lesquels ils ont joué au football. Un enfant se souviendra plus tard qu' "ils circulaient dans ce coin comme tout le monde, et quand j'avais dix ans ils faisaient à peu près ma taille" [13]. D'autres se souviennent avoir pleuré avec le groupe lorsqu'ils sont finalement rentrés au Congo à la fin de 1907.
A propos de l'auteur
Professeur Joann Fletcher - est basée au Département d'Archéologie de l'Université de York. Elle est également Ambassadrice Principale de la Société d'Exploration de l'Égypte, Mécène du Barnsley Museums and Heritage Trust, et elle effectue des recherches sur certains aspects de la collection du Scarborough Museums depuis plus de 20 ans.
Référence
Harrison, J. (1905), Life among the Pygmies of the Ituri Forest, London, p.5.
Powell-Cotton, P. (1907), Notes on a Journey through the Great Ituri Forest, Journal of the Royal African Society 7 (21), p.6; ‘danced splendidly’, Harrison’s Diary VI 28.2.05.
Harrison (1905), p.18
Turnbull, M. in Rouget (2011), Musical Efficacy: Musicking to Survive - the Case of the Pygmies, Yearbook for Traditional Music 43, p.104-105; Turnbull 1992, Mbuti Pygmies of the Ituri Rainforest, Various Artists, SFW40401.pdf (si.edu)
Harrison (1905), p.22
Powell-Cotton (1907), p.5-6; Mukenge, T. 2002, Culture and customs of the Congo, London, p.58; Turnbull in Rouget 2011, p.103-104.
Harrison (1905), “we dare not risk them riding over rotten bridges or going up and down inclines”, p.23; “they cannot stand the sun”, Harrison’s Diary VI, 15.3.05.
The Era, 10.6.05, p.19 in Green, J. (1998), Black Edwardians: Black People in Britain 1901-1914, London, p.121; ‘the spirit moved them', Edinburgh Evening News 7.11.05, p.2, in Green (1998), p.129.
Green, J. (1995), Edwardian Britain's Forest Pygmies, History Today 45 (8), p.33-39; ‘Farini’s Friendly Zulus’ in Middleton, J. (2021), The Harrison Collection: Addressing colonialism in the collections of a Victorian big game hunter, Journal of Natural Science Collections 9, p.33.
Sitwell, O. (1952), Wrack at Tidesend, London; report from Scarborough Post 1.8.05, p.3, in Green (1998), p.126; ‘cake-walk’ in Birmingham Daily Mail 28.11.05 in Green (1998), p.130.
Green (1998) p.126-127; ‘Conversation between Bokani the Chief of the Pygmies and Mongongu the interpreter’ at Pygmies Conversation Between Bokani The Chief by Norient (soundcloud.com)
Green (1995), p.33-39; Sunday school in Gibbons, T. (2013), ‘The Pygmies who visited Edwardian England’, The Pygmies who visited Edwardian England - BBC News),
G.Watson in Green (1998), p.131, 137; photo by P.Calvert in Green (1998), p.132; T.Hagget later remarking Harrison “was only a little feller, not a deal bigger nor [sic] them”, Green, J. (2000), ‘A Revelation in Strange Humanity’: Six Congo Pygmies in Britain 1905-1907, Africans on Stage: Studies in Ethnological Show Business (ed. B. Lindfors), Indiana, p.180.