'Quand l'Esprit Les Poussait': les 'Danseurs de Dieu' des Ituri

(deuxième partie)

Par Joann Fletcher

A l'époque de la visite du groupe Ituri en Grande-Bretagne, on considérait que les pygmées furent un nouveauté que l'Occident moderne avait 'découverte' qu'en 1873, mais à la suite de leur visite, Harrison affirmera que leur histoire écrite remontait aux Grecs, qui avaient inventé le terme " Pygmaioi ", Πυγμαῖοι [1]. Au VIIIe siècle avant J.-C. le poète grec Homère les mentionne pour la première fois, il parle d'"hommes pygmées" en "guerre constante" contre des grues ressemblant à des hérons. En outre, l'historien grec Hérodote, vers 450 avant J.-C., décrit une expédition dans l'extrême sud de l'Afrique qui fut attaquée par des "petits hommes", et Aristote lui aussi parlait de grues migrant "vers les marais au sud de l'Égypte où le Nil prend sa source. Et c'est là qu'on dit qu'elles se battent avec les pygmées". L'auteur romain Pliny a également fait référence à cette "nation de Pygmées, qui vit parmi les marais dans lesquels le Nil prend sa source" [2]. Ces histoires colorées inspirent également des scènes artistiques de figures "pygmaiennes", des personnes si étroitement associés au Nil qu'ils étaient alors considérés comme "les gardiens de ses sources" [3].

Amulette en faïence représentant Bès avec une coiffe de plumes typiques, provenant de la collection © Scarborough Museum & Galleries

Puis, lorsque les Romains se sont emparés de l'Égypte en 30 avant J.-C., ils ont représenté les Égyptiens aussi comme des "pygmées", ainsi réduisant, littéralement, ceux qu'ils avaient conquis. Ils les ont qualifiés comme "nus et largement sans défense, avec la physionomie de nains" [4]. En vérité, les écrivains modernes confondent souvent les termes "nain" et "pygmée", même que l'expertise médicale fait une distinction nette entre "les pygmées, c'est-à-dire les races d'hommes de petite stature de l'intérieur de l'Afrique, et les nains, qui sont des cas pathologiques "de personnes nées avec une achondroplasie [5].

Les pygmées et les nains étaient à la fois considerés comme êtres spéciaux en Egype ancienne, puisque là bas, "être de petite taille était.... une marque divine" [6], et les Égyptiens de même utilisaient des termes distincts, - "nemi"- nain – pour désigner ceux qui occupaient de hautes fonctions à la cour d'Égypte à partir de 2500 av. Le dieu protecteur de la maison, Bès, était également représenté comme nain achondroplastique, et ses amulettes fûrent portées durant la vie et la mort, où leur "ressemblance avec des nouveau-nés facilitait la résurrection" [7] dans les danses funéraires.

Pourtant, le "deneg" [8] de l'Afrique centrale était tenu en encore plus haute estime. Dès l'âge des pyramides, vers 2400 avant J.-C., lorsque le dieu du soleil égyptien régnait en maître, le roi Djedkara a reçu un danseur "deneg" dont l'impact était si profond que les trois rois successifs voulaient l'imiter. Dans leurs "Textes des Pyramides", chacun d'entre eux a en effet déclaré : "Je suis ce deneg des danses de dieu" [9], et ces textes constituent la plus ancienne collection d'écrits religieux au monde et se trouvent gravés à l'intérieur de leurs tombes pyramidales.

Automate en ivoire c.1900 avant J.-C. (d'après Lansing 1934, fig.31, p.36, copyright Metropolitan Museum of Art).

Quant à la "danse des dieux" mise en scène dans l'intimité de l'enceinte sacrée des temples, elle n'était "exécutée, en fait, que dans les rares occasions où l'on pouvait trouver un pygmée [deneg] pour la faire" [10]. Alors des petits modèles étaient parfois substitués et il existe un exemple fait en ivoire datant de 1900 avant J.-C. qui comprend des figures masculines miniatures aux genoux fléchis en pleine danse ; quand l'un d'entre eux frappe un rythme, ses trois compagnons lèvent les bras et leurs pieds s'insèrent dans la base du modèle où des cordes, lorsqu'elles sont tirées, font tourner ces figures. Même qu'il soit souvent relégué au rang de "jouet", on peut noter que ce modèle provient de la tombe d'une jeune femme dont les autres possessions étaient liées à la déesse Hathor, fille du dieu Soleil, qui la jeune femme protégeait et divertissait. Le modèle était donc très probablement un automate rituel. Actionné "par un prêtre en présence directe d'une image de culte", sa danse aurait était censée "redonner de l'énergie à la divinité suprême [le soleil] et de cette façon, garantir le fonctionnement continu du cosmos" [11].

Figure unique d'un Chef de Danse Pygmée provenant de l'automate c.1900 avant J.-C. (© Metropolitan Museum of Art)

Alors que le soleil fut aussi au centre des festivals des jubilés royaux de rajeunissement, les scènes du temple du jubilé du roi Amenhotep III, vers 1360 avant J.-C., comportaient un deneg dansant, tandis que celles du roi postérieur Osorkon II, vers 860 avant J.-C., comprenaient trois denegs de ce type, chacun tenant une longue douve ce qui les identifiait tant que "hommes d'autorité", alors que leur titre commun de "gardien du temple " reconnaissait leurs prouesses martiales supplémentaires. On disait qu' "ils n'étaient certainement pas égyptiens mais appartenant à une race méridionale" [12], et en référence aux visiteurs au roi Ptolémée VI (arrière-arrière-grand-père de Cléopâtre) datant du IIe siècle avant J.-C., une inscription indique qu'ils "viennent à lui, apporter leur tribut à son trésor" et les désigne, encore, comme des petits personnages "des terres du sud" [12].

Ces "terres du sud" étaient l'endroit où la chaleur du soleil brillait la plus forte, et les Égyptiens appellaient une partie de cette région mystérieuse "Akhtiu", "Terre des Habitants de l'Horizon" et "Terre des Esprits" [13]. Ils croyaient que tout ce qui se trouvait dans cette région était doté de la même puissance divine - l'or acquis par les Égyptiens en Nubie Soudanaise (le "pays de l'or"), les peaux de léopard, les défenses d'éléphant, et les habitants eux-mêmes, l'ensemble constituant les cargaisons précieuses que arrivaient à Assouan, la ville la plus méridionale de l'Égypte, par le parcours du Nil.

Trois gardiens de temple deneg (en haut à gauche) provenant des scènes du temple de Bubastis d'Osorkon II (Naville 1892 pl.XX.5) (avec l'aimable autorisation de la Société d'exploration de l'Égypte)

Et c'est ici, dans les falaises au-dessus d'Assouan, qu'une inscription extraordinaire a été gravée sur la façade de la tombe du gouverneur du sud de l'Égypte, Harkhuf. Vétéran de quatre voyages vers le sud jusqu'aux confins du Soudan [14], d'où il s'était ensuite rendu à l'ouest dans le "pays des Habitants de l'Horizon", Harkhuf avait effectué trois expéditions pour acquérir de l'ivoire et des peaux d'animaux pour son roi Mernere. Puis, lors de son dernier voyage pour le roi suivant, Pepi II, Harkhuf avait écrit à Pepi pour lui dire qu'il allait aussi ramener un deneg, qu'il avait acquis soit par des intermédiaires commerciaux en Afrique centrale, soit dans le sud du Nil, où il en existait toujours au début du XXe siècle [15].

C'est la réponse du roi Pepi, la seule lettre royale complète datant de l'âge des pyramides, que Harkhuf a inscrite textuellement sur les murs de sa tombe : "....Vous dites dans votre lettre que vous allez ramener toutes sortes de cadeaux, importants et beaux, que la déesse Hathor a donnés..... Vous dites aussi dans ta lettre que vous ramènerez un deneg (pour) les danses du dieu, venant du Pays des Habitants de l'Horizon.... Venez donc au nord, au palais. Laissez (tout) et apportez avec vous le deneg que vous avez ramené du Pays des Habitants de l'Horizon..." Pepi a même dit à Harkhuf de "placer des hommes de confiance autour de lui des deux côtés du bateau et veiller à ce qu'il ne tombe pas à l'eau" et "s'il se couche pour dormir pendant la nuit, faites dormir des hommes de confiance à côté de lui... allez le vérifier, dix fois par nuit. Parce que plus que n'importe quel tribut de n'importe quel pays étranger, Ma Majesté souhaite voir ce deneg" [16].

Le roi Pepi II, alors qu'il est un petit enfant, sur les genoux de sa mère, vers 2278 av. J.-C., Brooklyn Museum, Charles Edwin Wilbour Fund, 39.119

Bien que de telles instructions royales sont normalement données pour protéger une "créature sauvage et féroce cherchant continuellement à s'échapper" [17], elles peuvent être mieux comprises à côté du récit de Harrison sur son propre groupe ; les six qui ont voyagé à dos d'âne hors de leur terre natale ombragée et qui se retrouvaient en plein soleil, et comme résultat ils "s'endormaient toujours" et faisaient "plusieurs chutes en conséquence" [18], tout cela fait écho à la crainte du roi Pepi que le deneg ne tombe dans la rivière. On pourrait penser que l'impatience de ce roi à voir le deneg constituait le bon plaisir d'un vieux tyran capricieux, mais en faite Pepi avait environ 7 ans quand il a écrit sa lettre. On peut donc établir des comparaisons entre la réaction de l'enfant monarque d'Égypte face à un adulte qui faisait la même taille que lui, et les réactions des enfants du Yorkshire de Brandesburton plus de 4 000 ans plus tard.


A propos de l'auteur

Professeur Joann Fletcher - est basée au Département d'Archéologie de l'Université de York. Elle est également Ambassadrice Principale de la Société d'Exploration de l'Égypte, Mécène du Barnsley Museums and Heritage Trust, et elle effectue des recherches sur certains aspects de la collection du Scarborough Museums depuis plus de 20 ans.


Références

  1. Modern western account in Schweinfurth, G. (1873), Heart of Africa, London; Greek & Roman references in Dasen, V. (2013), Dwarfs in Ancient Egypt and Greece, Oxford, p.163-246; Ovadiah, A. & Mucznik, S. (2017), Myth and Reality in the Battle between the Pygmies and the Cranes in the Greek and Roman Worlds, Gerión 35 (1), p.151-166.

  2. Homer’s Iliad 3.1-7; Herodotus Histories II.32-33; Aristotle Historia Animalium 8.12, 892.12; Pliny’s Natural History 6.35.6 & 7.23-7.30.

  3. McDaniel, W. (1932), A Fresco Picturing Pygmies. American Journal of Archaeology 36 (3), p.262.

  4. Swetnam-Burland, M. (2009), Egypt Embodied: the Vatican Nile, American Journal of Archaeology 113 (3), p.445; see also McDaniel 1932, p.260–271; Dasen (2013), p.150 and Pygmies in the Roman Empire (arcgis.com)

  5. Dawson W. (1938), Pygmies and Dwarfs in Ancient Egypt, Journal of Egyptian Archaeology, 24 (2), p.185; Dawson (1927), Pygmies, Dwarfs and Hunchbacks in Ancient Egypt, Annals of Medical History IX (4), p.315; Smith, G.E. (1905), Notes on African Pygmies, The Lancet 166 (4276), “most writers fail to draw a proper distinction between dwarfs and pygmies”, p.426.

  6. Dasen (2013), p.29; contra mistaken claims that “Egyptians for thousands of years held a bias against supposed ‘Pygmies’- people of naturally short stature who were inundated with a plethora of harmful stereotypes that served to dehumanize them and place them as closer to animals and monkeys than as humans”, Pygmies in the Roman Empire (arcgis.com)

  7. ‘Resurrection’ in Gillam, R. (2005), Performance and Drama in Ancient Egypt, London, p.113; funeral dances in Digital Giza | Nunetjer (Nunetjer) (harvard.edu) and Dasen (2013), p.152; for Bes see van Oppen de Ruiter. B. (2020), Lovely Ugly Bes! Animalistic Aspects in Ancient Egyptian Popular Religion, Arts 9 (51) doi:10.3390/arts9020051

  8. Dawson (1938), p.186; Dasen (2013), p.27-28 points out ‘deneg’ likely connected to African terms denk, dinka, dinki etc. referring to those of short stature.

  9. Pyramid Texts Utterance 517, R. Faulkner (1969), The Ancient Egyptian Pyramid Texts, Oxford, p.191; see also El-Aguizy O. (1987), Dwarfs and Pygmies in Ancient Egypt, Annales du Service des Antiquités de l'Egypte 71, the dances “related some way or another to the sun-god, either because they were performed in front of this god, or because the pygmy was considered a representation of the sun”, p.60

  10. Dawson (1938), p.189.

  11. Reeves, N. (2015), A Rare Mechanical Figure from Ancient Egypt, Metropolitan Museum Journal 50, p.49; Figurine of a Pygmy Dance Leader | Middle Kingdom | The Metropolitan Museum of Art (metmuseum.org); see also Saleh, M. & Sourouzian, H. (1987), The Cairo Museum: Official Catalogue, Mainz, No.90, ‘a cult object’.

  12. Naville, E. (1892), The Festival-Hall of Osorkon II in the Great temple of Bubastis (1887-1889), London, p.31, pl.XX.5; “clearly not achondroplastic dwarfs” Dawson (1938), p.316, fig.12; Amenhotep III’s unpublished scene at Soleb in Dasen (2013), p.43; Karnak scenes of Ptolemy VI in Naville (1892), p.31; Dasen (2013), p.28.

  13. ‘Akhtiu’ as western rather than eastern horizon in Cooper, J. (2012), Reconsidering the Location of Yam, Journal of the American Research Center in Egypt 48, p.17; ‘Land of Spirits’ in Hayes (1958), p.222.

  14. Specifically from ‘the land of Yam’ in southern Sudan, “a rather large, indefinite area” in Cooper (2012), p.17; “Pygmies of equatorial Africa were famed as dancers and imported via the lands of Yam (Sudan?)”, van Oppen de Ruiter (2020), p.8

  15. Crazzolara, P. (1933), Pygmies on the Bahr el Ghazal, Sudan Notes & Records 16, p.85-88; Smith (1905), “some of the pygmy people now live in close the proximity to the sources of the Nile and… their domain probably extended over a much wider area in former times [making] it highly probable that at various times the ancient dwellers on the banks of that river may have heard, or perhaps even seen, some of these little people in the course of their numerous expeditions”; likely “that Pygmies once lived in the swamps of the White Nile, where they might have been directly or indirectly in contact with Egyptians, Greeks and Romans” Dasen (2013), p.177 & 27.

  16. Based on translations in Dawson (1938), p.185; Lichtheim, M. (1973), Ancient Egyptian Literature I, Berkely, p.26-27; Wente, E. (1990), Letters from Ancient Egypt, Atlanta, p.20-21, etc.

  17. Dawson (1927), p.143; Dasen 2013, “he might try to escape and was regarded as wild”, p.26; Leipe, J. (2001), Ancient Life: Temple Dancers, Archaeology Odyssey 4 (5), Biblical Archaeology Society Ancient Life: Temple Dancers · The BAS Library “no more than a strange, cute, wild animal that might try to escape”.

  18. Harrison, J. (1905), Life among the Pygmies of the Ituri Forest, London, p.23; “they cannot stand the sun”, Harrison’s Diary VI, 15.3.05.