L'Or Blanc

Par Yasmin Stefanov-King

Le commerce de l'ivoire existe depuis longtemps, remontant au moins à l'Empire romain, lorsque les éléphants de la côte nord de l'Afrique étaient chassés jusqu'à l'extinction [1]. L'ivoire de la côte ouest était transporté le long des routes transsahariennes jusqu'à la côte nord-africaine, puis commercialisé à travers la Méditerranée jusqu'en Europe, ou dans les régions d'Asie centrale et orientale où les défenses des éléphants d'Afrique étaient plus prisées que celles des éléphants d'Asie. Les défenses des éléphants d'Asie sont beaucoup plus petites et ne poussent que sur les éléphants mâles, alors que les éléphants d'Afrique, mâles et femelles, ont des défenses qui peuvent peser jusqu'à 102 kg et mesurer 3 m de long [2].

Harrison avec quatre des défenses d'éléphant. © Musées et galeries de Scarborough

Lorsque les Portugais ont commencé à naviguer sur la côte ouest de l'Afrique au cours des années 1400, ils se sont engagés dans le commerce d'ivoire à une époque où l'ivoire était presque exclusivement acquis par des chasseurs locaux [1]. Quand la demande pour l'ivoire a augmenté, la population d'éléphants le long de la côte a chuté de façon spectaculaire, et ceci a entraîné une augmentation d'excursions à l'intérieur des terres pour les chasser. Dès le milieu du XVIIe siècle, les éléphants étaient éteints le long de la côte de l'Afrique de l'Ouest [2]. Cette situation a soulevé un tout nouveau problème, celui du transport de l'ivoire de l'intérieur vers le littoral où se trouvaient les négociants. Les rivières étaient en général un bon moyen de transférer les articles, mais cela ne fonctionnait en réalité qu'en Afrique de l'Ouest, et au fur et à mesure que les populations d'éléphants se déplaçaient vers l'intérieur des terres, le problème s'est aggravé. Les maladies tropicales rendaient l'utilisation d'animaux comme moyen de transport presque impossible, et les porteurs humains étaient donc le seul moyen de ramener cette marchandise très prisée sur la côte.

Dès qu'il s'agit d'un objet de grande valeur, qui doit être transporté en toute sécurité par des êtres humains, il existe un lien avec l'esclavage. Thompsell affirme que dans ces régions, les commerçants africains et arabes se déplaçaient à l'intérieur des terres pour acheter de grandes quantités d'hommes et d'ivoire, utilisant l'un pour transporter l'autre jusqu'à la côte où ils ont tous deux été vendus à gros prix. Il est inquiétant de noter que jusqu'au 19ème siècle, la plupart des échanges commerciaux britanniques le long de la côte ouest de l'Afrique étaient liés au commerce des esclaves [3]. On pense que dans les années 1870 - avant que Harrison ne pose le pied sur le continent - seul 10 % des terres étaient sous le contrôle direct des Européens [3], mais déjà en 1900, la situation fut complètement inversée, et les nations européennes "régnaient" sur plus de 90 % du continent. La ruée vers l'Afrique, et sa justification en termes de racisme scientifique, sont des sujets qui ont été abordés dans d'autres articles ici et là. En vérité, ce dépeçage du continent n'avait pas comme but d'abolir l'esclavage mais c'était plutôt pour exploiter les richesses de la terre, les minéraux et d'autres ressources.

Défenses d'éléphant sur la rive de la rivière, photo de l'album de Harrison. © Musées et galeries de Scarborough

En 1885, le roi Léopold II de Belgique revendiqua l'État libre du Congo comme sa propre région privée [4]. Il prétendait qu'il voulait apporter la "civilisation" à la région, mais en réalité, son règne a été marqué par l'exploitation et la violence brutale, le caoutchouc et l'ivoire étant au cœur de ses préoccupations. En 1891, il a publié un décret lui donnant le contrôle total du commerce de l'ivoire et du caoutchouc dans la région. En fin de compte, le commerce est devenu violent, l'ivoire étant saisi plutôt que commercialisé, et le travail forcé utilisé pour extraire le caoutchouc. Ceux qui résistaient étaient tués et les personnes qui n'atteignaient pas leurs quotas étaient soumises à d'horribles punitions. Il s'agissait d'un génocide à grande échelle.

L'ivoire était une marchandise précieuse même avant l'arrivée de Léopold. Dans la région du Congo, l'ivoire était reconnu comme un bien précieux, strictement contrôlé par les chefs et les rois, pendant un certain temps [2]. La sculpture était si détaillée que les objets étaient appréciés à l'échelle mondiale. On sait que des cornes hautement décorées du XVIe siècle provenaient de cette région [2] et que des objets à des fins décoratives et religieuses avaient été échangés à partir de la période médiévale. L'ensemble des œuvres provenant de cette région témoigne l'habileté des artistes à s'adresser aux besoins d'un marché diversifié. Des défenses entières étaient sculptées de scènes telles que des processions de personnages africains, des caravanes de porteurs et même des images représentant l'esclavage [2].

À l'époque de Harrison, la demande pour l'ivoire avait beaucoup augmenté non seulement pour la fabrication des pièces ornementales, mais aussi pour fabriquer des peignes, des manches de brosse, des manches de coutellerie, des touches de piano et, bien sûr, des boules de billard [5]. Harrison a pu en profiter et il a ainsi pu financer son voyage à travers le continent. Tout ceci il a documenté dans ses journaux personnels. Le 5 janvier 1900 il a décrit le façon dont il a réussi à obtenir la permission de voyager à travers une région:

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

"L'empereur était une personne des plus charmantes, il s'intéressait vivement à chaque visiteur. Il a été ravi de notre cadeau d'ivoire et il nous a donné toute permission de faire la chasse et de voyager."

 

Ceci n'est pas la première fois que Harrison fait référence à l'ivoire, et en parcourant ses journaux intimes, on peut trouver de nombreuses références à la valeur qu'il accordait aux défenses d'éléphants, et combien il fêtait cette marchandise.

1er octobre 1896

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

"Nous estimons que les 4 défenses pèsent environ 140 livres. Nous avons envoyé Alexander au camp principal pour apporter une bouteille de champagne afin de célébrer notre premier ivoire."

On voit également la façon dont l'ivoire était utilisé comme un moyen de commerce, ici il vend des ânes afin d'en acquérir davantage:

Mercredi 2 mars 1904

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

"Rencontré à l'heure du déjeuner au camp de Braziba un M. Richard Moses avec qui j'ai traité en lui vendant 4 ânes - prenant environ 40 livres d'ivoire pour l'un - £30 pour les trois autres."

 

Jeudi 17 mars 1904

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

"Le Chef Okengi et son fils m'attendaient - un vieil homme très pittoresque ; il a de longues nattes tressées dans sa barbe ! C'est l'un des plus grands chefs des Azandis. J'ai fait une bonne affaire en obtenant 195 livres d'ivoire pour deux ânes, et il me reste toujours mon meilleur âne.”

 

Dimanche 20 mars 1904

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

"Mon dernier ami parmi les ânes est maintenant parti, car j'ai accepté 70 livres d'ivoire pour lui, qui me seront livrées à Boma, j'ai donc bien fait d'empocher 270 livres d'ivoire."

 

Il est même disposé à engager des porteurs supplémentaires pour porter la charge:

Vendredi 18 mars 1904

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

"Je suis en train de rassembler une grande collection de curiosités - surtout des couteaux et des lances. Je dois maintenant transporter environ 210 livres d'ivoire. Cela nécessite sept porteurs supplémentaires, les charges ne diminuent donc pas!"

Les notes de son journal se concentrent souvent sur le poids de l'ivoire accumulé jusqu'à présent:

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

Mardi 26 avril 1904

"Poids total des bagages livrés - total 610 k. - 272 ivoire."

 Samedi 30 avril 1904

"Visite chez le Gouverneur Général Costermans - nous avons pesé l'ivoire - 257 kilos. Retour du consul."

 

Cependant, il veille à ce qu'il garde toujours assez de temps pour les plaisirs de la vie:

Jeudi 10 mars 1910

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

  "Suis occupé à remballer et à réduire les charges. Vendu 851 livres d'ivoire à Alladina pour 4,63 = £263:7:6. Me suis décidé à emporter les 4 grandes défenses. Suis allé prendre le thé et jouer au tennis chez les Bonds."

 

On aurait de la peine à imaginer un tel commerce de nos jours, en particulier quand on pense aux conséquences pour les personnes qui étaient contraintes de transporter ces articles. Harrison lui-même écrit

Lundi 17 janvier 1910

Un extrait du journal de Harrison © Scarborough Museums and Galleries

"Suis parti à 4 h 30 et pour la première heure c'était une très mauvaise route, tout sombre ; aussi deux garçons que j'avais engagés sont partis avec de l'ivoire et du sel - heureusement rien de plus précieux ou utile."



Éléphant mâle. Image reproduite avec l'aimable autorisation de © Victoria Ibbotson [6].

Il est en fait étonnant que cela ne soit pas arrivé plus souvent, étant donné la valeur des objets transportés. Après tout, l'ivoire avait depuis longtemps mérité son titre de ''L'Or Blanc”


Référence

  1. Thompsell, A. (2018) The Ivory Trade in Africa

  2. Bridges, N. N. (2009) Kongo Ivories, in Heilbrunn Timeline of Art History, New York: The Metropolitan Museum of Art, 2000 Met Museum

  3. Slavery and the 'scramble for Africa'

  4. National Geographic

  5. Britannica - The end of the colonial period

  6. Bull elephant image Victoria Ibbotson